Pendant des mois, accusé d’avoir voulu déstabiliser la transition, il s’est caché. Désormais blanchi par la justice, le dernier Premier ministre d’Ibrahim Boubacar Keïta annonce à « Jeune Afrique » sa volonté de contribuer au redressement du pays, tout en insistant sur la nécessité d’organiser une présidentielle en février 2022, comme cela était prévu. |
Costume impeccable, rasé de près, Boubou Cissé est détendu. Ce jeune technocrate, propulsé à la primature en avril 2019, en pleine crise sécuritaire, n’est pourtant pas coutumier des médias. Depuis le renversement d’Ibrahim Boubacar Keïta le 18 août dernier (il a lui aussi été arrêté ce jour-là) et les accusations de tentative de déstabilisation de la transition qui ont été formulées à son encontre, ses prises de paroles sont encore plus rares.
En ce mois de juin, c’est désormais un homme libre et blanchi par la justice malienne que nous rencontrons, à Neuilly-sur-Seine, en région parisienne. L’ancien Premier ministre a entrepris une série de voyages, en Afrique de l’Ouest et en Europe, pour « remercier ses soutiens ». A-t-il tiré les leçons des évènements qui ont conduit au coup d’État ? Ces derniers mois durant lesquels il a dû faire profil bas (il n’a été blanchi qu’en mars dernier) ne lui ont-ils pas laissé un goût amer ?
Face à nous, Boubou Cissé ne veut pas évoquer le passé. Seul l’avenir mérite que l’on s’y intéresse, insiste ce quadra dont IBK avait fait le symbole de sa volonté de passer le relais à une nouvelle génération. Se prépare-t-il pour la présidentielle de février 2022 ? Son nom a beau être indissociable de l’ancien régime, Boubou Cissé entend bien continuer à jouer un rôle.
Jeune Afrique : Vous avez été accusé de « complot contre le gouvernement » et pendant plusieurs semaines, plusieurs mois même, vous avez choisi de disparaître. Comment avez-vous vécu cette période ?
Boubou Cissé : J’ai eu connaissance des soupçons qui pesaient sur moi via les réseaux sociaux. Quand j’ai publié un communiqué de presse où je précisais que je n’avais rien à voir avec toutes ces accusations de « tentative de déstabilisation », les choses se sont précipitées : des personnalités ont été arrêtées, puis mises sous mandat de dépôt et c’est par le procureur de la commune 3 [de Bamako] que j’ai appris que j’avais été incriminé.
Néanmoins j’ai toujours eu confiance en la justice de mon pays. Elle a prouvé qu’elle pouvait être indépendante et crédible le 19 avril, quand la Cour suprême a invalidé tout ce qui nous était reproché à savoir la tentative de déstabilisation, de complot et de coup d’État.
Le coup d’État du 24 mai dernier était-il prévisible ?
Une transition est une situation d’exception au cours de laquelle il n’est pas rare de voir apparaître une fragilité des équilibres. Il y a toujours des contradictions qui naissent entre les tenants du pouvoir. On l’a vu dans d’autres pays et surtout, on l’a déjà vécu au Malien 2012.
Ceci étant dit, on peut légitimement être inquiet compte tenu de la manière dont s’est déroulée la première partie de la transition, du mois d’août 2020 au 24 mai dernier. Il serait néanmoins prématuré de tenter de dévaluer ce qui s’est passé ces dernières semaines parce que la séquence n’est, à mon sens pas terminée. Il va falloir rester attentif et être prêt à aider pour faire en sorte que tous ensemble, nous puissions apporter les solutions qu’il faut là où il faut.
Quelles sont les inquiétudes légitimes dont vous parlez ?
Il faut par exemple que la durée de la transition soit respectée. Cela suppose d’organiser des élections présidentielles en février prochain, comme prévu. Il faut aussi que ce scrutin puisse être libre et transparent pour qu’il soit crédible et que ses résultats soient acceptés de tous. C’est la mission première des autorités de la transition. Pour ma part, si je peux apporter mon aide en tant que citoyen, je le ferai.
Avez-vous été sollicité?
Non, ils n’ont pas fait appel à moi. Mais j’ai passé près de huit années au plus haut niveau de l’Etat, compris au poste de Premier ministre que j’ai occupé durant un an et demi. J’ai acquis une certaine expérience et je pense qu’elle pourrait être utile. Je pourrais notamment prodiguer des conseils au nouvel exécutif sur la meilleure façon de gérer cette période d’exception. Aujourd’hui, les condamnations et sanctions pleuvent de toute part et il ne faudrait pas que la situation se complique davantage.
Après le coup de force du 24 mai, les États-Unis ont décidé de suspendre leur coopération militaire avec le Mali. La France leur a emboîté le pas et a annoncé la fin de l’opération Barkhane « sous sa forme actuelle ».Quelles conséquences pour le pays et dans la sous-région ?
Le président français Emmanuel Macron a dit quelle était sa position, mais avant d’en tirer des conclusions, il faut attendre de voir ce que vont faire les pays du G5 Sahel. Cependant, les annonces que vous mentionnez sont évidemment préoccupantes. Elles pourraient conduire à un affaiblissement de nos capacités militaires et avoir un impact sur le moral de nos troupes qui étaient parfois plus en confiance lorsqu’elles sortaient en opération avec les forces de l’opération de Barkhane. Enfin, il ne faut pas que nos ennemis parviennent à exploiter ces dissensions entre le Mali et ses partenaires. Nous sommes en guerre et dans des périodes comme celles-ci, la division peut être un facteur de risque.
La Banque mondiale a, elle aussi, décidé de suspendre temporairement certaines de ses activités…
La Banque mondiale a, au Mali, plus d’une trentaine de projets en cours, dans tous les domaines : santé, éducation, infrastructures, énergie, assainissement…Sa décision met temporairement en pause les décaissements, pour un montant estimé à 900 milliards de francs CFA.
Cela n’est pas anodin : quand on prend le Mali et que l’on regarde la structure du budget 2021, nous sommes à 1/3 dépendant de nos partenaires techniques et financiers. Alors quand la Banque mondiale décide d’arrêter d’injecter de la trésorerie dans notre économie, cela se ressent dans la vie de tous les jours.
Comment rassurer les bailleurs de fonds ?
Il faut que les nouvelles autorités s’engagent à suivre les recommandations issues du sommet d’Accra
[Le 30 mai] et respectent le chronogramme initial. Autrement dit, que la transition prenne fin en février 2022.
La CEDEAO s’est abstenue de prendre des sanctions économiques .Aurait-elle dû aller plus loin ?
Je pense que compte tenu du contexte et des difficultés que nous connaissons, il faut saluer la décision de la CEDEAO de ne pas avoir adopté de sanctions d’ordre économique. Elle est néanmoins restée ferme et fidèle à ses principes et à ses valeurs en condamnant le coup d’État et en exigeant que la date choisie pour les élections soit respectée. Elle s’est également engagée à renforcer le suivi de la transition. Il va y avoir un comité de surveillance qui va scrupuleusement suivre la situation.
L’exécutif a désormais huit mois pour organiser les élections .Le chronogramme est-il tenable ?
Je pense que c’est faisable dans le temps qui nous est imparti, mais à condition que nous puissions nous mettre d’accord sur quelques préalables. Je pense notamment que nous devons nous concentrer sur le scrutin présidentiel. Le chronogramme initial prévoit la tenue d’un référendum en octobre, puis des élections locales en décembre et enfin le couplage des scrutins présidentiel et législatif en février. Cela, ce n’est pas tenable. Et s’obstiner peut compliquer la tenue de la présidentielle. Il faut que nous puissions avoir, dans les meilleurs délais, un pouvoir légitimé par les urnes, qui pourra s’atteler à relever les énormes défis auxquels nous sommes confrontés. Ce nouveau régime pourra dans un deuxième temps organiser le référendum et des élections locales.
La mise en place d’un organe unique pour organiser les scrutins avait été rejetée par le gouvernement de Moctar Ouane. Peut-on se diriger vers des élections sur la base de l’ancien système électoral ?
L’organe unique est une idée sortie du dialogue national inclusif de décembre 2019, mais au regard du temps qu’il nous reste, sa mise en place va être compliquée. L’offre alternative pourrait être de renforcer les pouvoirs de la commission électorale, qui est un organe paritaire, en lui donnant plus de prérogatives.
L’application de l’accord pour la paix et la réconciliation est aujourd’hui l’un des sujets de crispations au Mali. Faut-il le modifier ?
L’accord de paix auquel nous sommes parvenus est le meilleur compromis que nous pouvions trouver compte tenu de la situation qui prévalait en 2014et 2015.Et il faut reconnaître qu’il a malgré tout donné des résultats puisqu’après sa signature, les affrontements entre les mouvements signataires et l’État se sont arrêtés. Il est vrai toutefois que certains points de l’accord peinent à être appliqués et il faut se souvenir que lors du dialogue national de 2019, il avait été proposé que l’accord de paix puisse au besoin être changé .J’suis favorable si cela permet d’être plus efficace.
On vous prête des ambitions politiques pour février 2022.Serez-vous candidat ?
Mon ambition est de trouver le moyen de fédérer les Maliens pour qu’ensemble, on réfléchisse aux solutions qui permettent de sortir notre pays des difficultés. Toute autre intention est dépourvue de sens.