Depuis le 25 juillet 2018, le Syndicat autonome de la magistrature (SAM) et le Syndicat libre de la magistrature (SYLIMA) poursuivent une grève illimitée. Les négociations avec les deux syndicats n’ayant produit aucun résultat, le Premier ministre Soumeylou Boubèye Maiga a décidé de réquisitionner les magistrats grévistes par Décret n° 0773/P-RM du 9 octobre 2018.
Indignés par ce texte qui tend à leur faire reprendre le travail de force, les magistrats ont, suite à une assemblée générale extraordinaire tenue le 10 octobre 2018, publié une résolution marquant leur refus de se soumettre au Décret et demandant la démission tant du Premier ministre que des ministres de la Justice et de la Fonction publique, cosignataires du décret, pour « haute trahison et complot contre la sûreté de l’Etat».
Le Décret est-il légal ? Peut-il s’appliquer ? Voilà l’objet de notre analyse.
ARGMUMENTS JURIDIQUES EN FAVEUR DU DÉCRET
Au soutien de la légalité du Décret, on peut invoquer les moyens qui suivent :
• Dans ses motivations, le Décret affirme le caractère illicite de la grève des magistrats, laquelle s’effectuerait sans le service minimum prévu par la loi. Le Décret indique que « l’exercice du droit de grève ne saurait avoir pour effet d’empêcher l’autorité administrative d’assurer la continuité du service public de la justice » et que la grève des magistrats « porte gravement atteinte aux droits et libertés fondamentaux des citoyens». En conséquence, le gouvernement, qui se reconnaît le devoir de veiller à la satisfaction des « besoins essentiels de la nation », s’estime fondé à réquisitionner les magistrats.
• Le Décret, loin de tomber du ciel, s’appuie sur la loi n°87-48/AN-RM du 14 juillet 1987 qui autorise les réquisitions de personnes, de services et de biens.
• L’article 1er de cette loi institue le droit de réquisition, bien qu’il le limite aux « seuls cas prévus par les lois sur l’organisation générale de la défense et sur les états d’exception ». Or, le pays se trouve aujourd’hui dans ces cas-là : il traverse, en effet, une situation de guerre au nord et au centre, ce qui autorise à recourir à la notion de « défense nationale »; en outre, depuis plusieurs années, il vit sous état d’urgence, donc dans un « état d’exception » au sens de la loi.
• L’article 5 de la loi décide que « le droit de grève est suspendu pendant toute la durée de la réquisition ». En conséquence, les magistrats perdent leur droit de grève en vertu du Décret.
• Il ressort de l’article 6 de la loi que les personnes réquisitionnées sont tenues de s’exécuter, « avec leurs moyens propres ou ceux qui seront éventuellement mis à leur disposition », sans prétendre à aucune autre rémunération que celle qu’elles percevaient avant la réquisition. Il y a donc obligation pour les magistrats de reprendre le travail sans pouvoir s’abriter derrière leurs revendications syndicales.
• Enfin, l’article 25 de la loi brandit contre les récalcitrants des menaces de révocation et de prison. On y lit : « Quiconque n’exécute pas ou cesse, même temporairement, d’exécuter l’ordre de réquisition lui ayant été régulièrement notifié, quiconque ne défère pas aux mesures légalement prescrites en application des dispositions précédentes, est passible d’un emprisonnement de 2 mois à 2 ans et d’une amende de 20.000 à 500.000 francs.
Les personnes visées à l’alinéa précédent pourront, suivant le cas, soit être frappées de sanctions disciplinaires sans observation des garanties prévues par leurs statuts, soit être licenciées de leur emploi sans préavis ni indemnité…
En cas de mobilisation ou en temps de guerre, le maximum des peines prévues aux deux alinéas précédents est porté respectivement à 10 ans et 10 millions de francs ».
Ce régime de sanctions souligne l’extrême gravité de la réquisition car il prévoit jusqu’à la révocation et à l’incarcération de ceux qui refusent de s’y plier.
• Enfin, prétendre qu’en raison de la séparation des pouvoirs, l’Exécutif ne peut contraindre le judiciaire manque de pertinence car, en tout état de cause, il revient à l’Exécutif d’assurer la continuité du service public de la justice, même contre la volonté de magistrats qui voudraient bloquer ce service de manière illicite.
OBJECTIONS À LA LÉGALITÉ DU DECRET
Le Décret de réquisition se heurte cependant à des objections de taille quant à sa légalité et à son applicabilité. Plusieurs paramètres sous-tendent ce postulat :
• La loi du 14 juillet 1987 sur laquelle s’appuie le Décret est tombée en désuétude. Prise sous un régime autoritaire à parti unique, elle est incompatible avec des textes postérieurs ou de valeur supérieure adoptés sous l’ère démocratique : la Constitution du 25 février 1992 et la loi n°02-054 du 16 décembre 2002 portant Statut de la magistrature.
En effet, quand une loi ancienne (celle de 1987) contredit une loi nouvelle (la Constitution de 1992 et la loi portant statut de la magistrature de 2002), la loi nouvelle seule s’applique et les dispositions contraires de l’ancienne sont réputées abrogées.
De surcroît, aucune loi nationale, ordinaire ou organique, ne peut s’appliquer lorsque ses dispositions contredisent celles de la Constitution, la loi fondamentale, volonté suprême du peuple et source première de tous pouvoirs dans la République.
Enfin, il est de principe juridique constant que le spécial déroge au général : en conséquence, la loi de 1987, qui est une loi générale, ne peut prévaloir sur la loi spéciale de 2002 portant Statut de la magistrature.
• En raison des principes de droit ci-dessus spécifiés, la sanction de révocation prévue par la loi de 1987 contre toute personne qui refuse de se laisser réquisitionner ne peut s’appliquer. En effet, l’article 3 de la loi de 2002 portant Statut de la magistrature stipule clairement : « Les magistrats ne peuvent être révoqués qu’après décision du Conseil Supérieur de la Magistrature ». Or, ce Conseil, chargé de gérer la carrière du magistrat, se compose de 21 membres dont 18 magistrats. Comment un Conseil majoritairement formé de magistrats grévistes peut-il décider de révoquer les magistrats grévistes ? Ce constat suffit à démontrer que le gouvernement ne pourra pas légalement et matériellement mettre en œuvre la moindre sanction contre les magistrats grévistes.
• Dès lors que les magistrats réussiront à bloquer leur propre révocation, nul ne pourra prononcer à leur place les peines de prison prévues par la loi de 1987 contre les contrevenants au Décret de réquisition.
• Par ailleurs, le projet que l’on prête, à tort ou à raison, au gouvernement de nommer des policiers et gendarmes dans les fonctions des magistrats révoqués est irréalisable au regard des articles 28 et 29 de la loi de 2002 qui placent le Conseil supérieur de la magistrature au centre des nominations de magistrats.
Ainsi, l’article 28 stipule: «Toutes nominations aux fonctions judiciaires sont faites par décret du Président de la République en réunion du Conseil Supérieur de la Magistrature».
Quant à l’article 29, il indique : « A l’issue de leur formation et après une enquête de moralité diligentée par le Conseil Supérieur de la Magistrature, les auditeurs reconnus aptes aux fonctions judiciaires sont nommés… ».
• En toute hypothèse, il est juridiquement impossible de contourner, en matière de sanctions, le Conseil supérieur de la magistrature. En effet, les pouvoirs de ce Conseil sont non seulement inscrits dans la loi portant Statut de la magistrature, mais aussi dans la Constitution.
Celle-ci déclare en son article 81: « Le pouvoir judiciaire est indépendant des pouvoirs exécutif et législatif. Il s’exerce par la Cour Suprême et les autres Cours et Tribunaux. Le pouvoir judiciaire est gardien des libertés définies par la présente Constitution. Il veille au respect des droits et libertés définis par la présente Constitution. Il est chargé d’appliquer dans le domaine qui lui est propre les lois de la République ».
Quant à l’article 82 de la Constitution, il dispose : «Les Magistrats ne sont soumis dans l’exercice de leur fonction qu’à l’autorité de la loi. Les Magistrats du siège sont inamovibles. Il est assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature. Le Conseil Supérieur de la Magistrature veille sur la gestion de la carrière des Magistrats et donne son avis sur toute question concernant l’indépendance de la Magistrature. Le Conseil Supérieur de la Magistrature statue comme Conseil de discipline pour les Magistrats. Une loi Organique fixe l’organisation, la composition, les attributions et le fonctionnement du Conseil Supérieur de la Magistrature».
• Enfin, en raison d’un vide juridique, un profond doute pèse sur le pouvoir du Premier ministre et des deux ministres signataires du Décret de réquisition à prendre cette mesure. En effet, la loi de 1987 relative aux réquisitions prévoit en son article 28 : « Des décrets pris en conseil des ministres détermineront s’il y a lieu les autorités administratives compétentes pour assurer l’application de la présente loi …». Or, à ce jour , lesdits décrets ne sont pas pris, ce qui explique qu’ils ne soient pas visés par le Decret du Premier ministre.
En dernière analyse, même si le Décret de requisition parvenait à prospérer en théorie, il n’ en resterait pas moins inapplicable. Pour le prestige de l’Etat et dans l’intérêt des usagers, il urge de restaurer le dialogue entre le gouvernement et les syndicats. Il y a d’ailleurs lieu de signaler que le succès de la réquisition ne sera guère facilité par les centrales syndicales UNTM et CSTM qui pourraient y voir la fin de toute lutte syndicale.
Source: Les Réflexion de Maître Cheick Oumar Konaré