« Everything Is Love », premier album commun du couple, frappe par son inertie. « On n’imaginait pas qu’un disque de Beyoncé puisse nous faire pioncer. »
Critique musicale. Il faudrait être héroïquement dur de la feuille pour ne pas avoir eu vent de la parution inopinée de Everything Is Love. Le premier album commun de Beyoncé et Jay-Z, signé sous pseudonyme marital – The Carters –, a été lâché, entre le 16 et le 18 juin, sur les plates-formes d’écoute en ligne, comme on déverserait une pluie de projectiles.
Sitôt l’artillerie sortie – les premières rafales ont résonné à Londres, par où passait la tournée européenne du couple –, tout ne fut plus que raffut : gazettes et gazouilleurs glosèrent à foison, amplifiant de plus belle le boucan. Mais qui a vraiment prêté l’oreille ? « Entendre un coup de tonnerre ne prouve pas qu’on a l’ouïe fine », théorisait Sun Tzu dans son Art de la guerre (1078).
De fait, l’examen des réactions laisse coi. Les commentaires suscités par le clip du morceau Apeshit, tourné au Louvre, pourraient remplir plusieurs traités de gnoséologie. La solidité retrouvée des amants, mise en scène avec la même impudeur que leurs errements l’avaient été sur des disques précédents, a soulagé les suiveurs d’histoires, les leveurs de pouces et les posteurs de cœurs. Quant aux piques envoyées aux West-Kardashian – un vieux couple d’amis des Carters –, elles ont fait tiquer quelques-uns, et cliquer tout le monde. L’anecdotique, en somme, a mis au pas la musique. Allez savoir, c’était peut-être la stratégie visée ; car, anecdotique, la musique jouée sur Everything Is Love l’est de pied en cap.
Sun Tzu, encore : « A la guerre, tout est affaire de rapidité. On profite de ce que l’autre n’est pas prêt, on surgit à l’improviste. » En plus de deux décennies de carrière, c’est d’abord par leur vélocité que Shawn Carter (alias Jay-Z), 48 ans, et Beyoncé Knowles, 36 ans, ont fait céder les résistances – on doit hélas en vaincre un sacré bataillon, quand on est afro-américain et que l’on vit de musique. Visez les alter ego qu’ils se sont choisis : un milliardaire à l’ascension éclair (Rockefeller) pour le rappeur-businessman, divers objets volants (abeilles, fusées) pour la diva. De concert, ils se fantasment en fugitifs, façon Bonnie and Clyde, de qui leur tournée commune tire son nom (« On the run »).
Une mélasse tiédasse
Les voici en état d’arrestation. Quoi, ceux-là même qui, d’albums surprises en chorés records, ont fait bouger tant de lignes esthétiques, politiques et commerciales ? Comment, parle-t-on bien du duo dont les obus rap-r’n’b ont dominé la B.O. des années Obama ?
Oui, mon général : pétard mouillé. On n’imaginait pas qu’un disque de Beyoncé puisse un jour nous faire pioncer ; Everything Is Love y parvient sans forcer. Figées par les filtres vocaux – pommade cosmétique dont elle n’avait guère abusé jusqu’ici –, les mélodies de dame Knowles pataugent dans une mélasse tiédasse, dont ne réussit jamais à la sortir sieur Z, débit envasé, verve enlisée. Recrutée au galon, la légion d’arrangeurs qui se relaie sur les neuf morceaux n’arrange rien, au contraire : il est rare que des producteurs aussi chevronnés que Pharrell Williams, Mike Dean ou David Sitek ratent à ce point leur cible.
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Le Louvre, qui sert aussi de décor à la pochette, était pourtant une réserve idéale d’allégories : le vieux temple de l’art blanc viriliste, pris d’assaut par un éminent « power-couple » noir, oh le beau symbole ! On y lira, pour notre part, l’aveu d’un ménage en voie de muséification, comme pétrifié par sa propre légende : « Je n’arrive pas à croire qu’on ait réussi », ressasse Beyoncé surApeshit, devant un marbre.
« Trente millions de vues en cinq jours : pas si mal pour deux momies ! », me direz-vous. Quitte à mater un clip, regardez plutôt celui de This is America de Childish Gambino, qui compte dix fois plus de vues, en moins de deux mois : ici, les convulsions racistes de l’Amérique sont diligemment et intelligemment dansées, pulsées, pensées.
Sun Tzu, toujours : « Toute campagne guerrière doit être réglée sur le semblant ; feignez le désordre, ne manquez jamais d’offrir un appât à l’ennemi pour le leurrer. » Et si le couple stratège se jouait de nous ? Et si son ennuyeuse thérapie conjugale dissimulait quelque offensive cachée ? Prêtons l’oreille à la seule chanson digne de ce nom, Heard About Us, où princesse Beyoncé retrouve ce qu’il lui reste de prestesse : « Pas besoin de demander si vous avez entendu parler de nous/Nous savons déjà ce que vous savez de nous. »
En nous faisant douter de l’amour que nous portons à ses auteurs endormis, Everything Is Love attise paradoxalement notre attention. Assoupir, aguerrir, même combat.
Le Monde.fr